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Michael Doyle : le libéralisme, entre guerre et paix
À quelles conditions une démocratie doit-elle faire la guerre ?


par Marieke Louis , le 22 février 2019
traduit par Catherine Guesde



La guerre et la démocratie sont-elles compatibles ? Comment penser les conditions des interventions armées au niveau international ? Au cours de cet entretien, Michael Doyle convoque différents théoriciens du libéralisme afin d’éclairer les relations internationales contemporaines.

Michael Doyle est Professeur des Universités à Columbia, New York. Il enseigne les relations internationales au département de Science politique, à l’Ecole supérieure des affaires publiques et internationales, et de la faculté de droit. Ses recherches portent sur les théories des relations internationales, le droit international, l’histoire internationale et, plus particulièrement, sur la consolidation de la paix sur le plan international et les Nations Unies. Il a enseigné à l’Université de Princeton, à John Hopkins, ainsi qu’à l’Université de Warwick au Royaume Uni. Entre 2001 et 2003, il a été conseiller spécial au Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan sur les questions de planification stratégique (les « objectifs du Millénaire pour le développement »), de responsabilisation des entreprises au niveau international (le Pacte Mondial ou Global Compact).

Publications mentionnées au cours de cet entretien :
 Ways of War and Peace : Realism, Liberalism, and Socialism, W.W. Norton, 1997.
 Striking First : Preemption and Prevention of International Conflict, Princeton University Press, 2008.
 Liberal Peace : Selected Essays, Routledge, 2012.
 The Question of Intervention : John Stuart Mill and the Responsibility to Protect, Yale University Press, 2015.

La Vie des Idées : Le libéralisme est une thématique centrale et récurrente de vos travaux sur la guerre et la paix. Des penseurs tels que Kant considèrent que les États libéraux sont plus pacifiques que les autres. Comment justifient-ils cette position, et dans quel contexte historique et politique cette thèse a-t-elle émergé ?
Michael Doyle :
Je me suis passionné pour la question du libéralisme depuis les années 1980. Certes, ce courant de pensée est profondément ancré dans la culture américaine. Mais c’est surtout en tant que théorie ou philosophie qu’il m’intéresse. L’idée centrale selon laquelle les États libéraux sont différents des autres tranche nettement avec la théorie la plus en vogue aux États-Unis, à savoir le réalisme international. Pour les réalistes, tous les États sont, sur le plan fonctionnel du moins, les mêmes : ils sont pris dans l’anarchie, dans un « état de guerre », et recherchent l’équilibre des puissances. Pour les libéraux, au contraire, il peut y avoir des différences essentielles entre les États ; les États libéraux sont capables d’établir entre eux des liens pacifiques, et n’ont pas besoin de se contre-balancer en permanence.

Ces deux écoles de pensée sont complexes et variées. Chez les réalistes classiques, on trouve un grand nombre de figures – de Thucydide à Hobbes et Rousseau en passant par Machiavel. Ensuite il y a les réalistes modernes, tels que Carr, Morgenthau, Aron et Waltz. De même, chez les tenants du libéralisme, on trouve plusieurs lignées : de l’individualisme lockéen au pacifisme fondé sur le marché chez Smith et à l’internationalisme de Kant – cette dernière option étant la plus intéressante et la plus compliquée à mon sens. Il n’y a pas « un » libéralisme. Les théoriciens du libéralisme se rejoignent sur la question des droits de l’homme et du gouvernement représentatif, ils s’accordent pour dire que les États libéraux sont, de ce fait, différents des autres ; en revanche, ils sont en désaccord lorsqu’il s’agit de dire ce qui, précisément, fait leur différence.

Le libéralisme constitue un monde intellectuel complexe. On ne peut pas identifier une caractéristique qui soit absolument dominante dans le libéralisme : c’est un camp, composé d’une pluralité de membres. Par exemple, de nombreux penseurs du libéralisme estiment que les États libéraux sont intrinsèquement pacifiques. L’un des plus marquants d’entre eux est Joseph Schumpeter qui, dans sa « Contribution à une sociologie des impérialismes » (1919) [1], défend l’idée que les sociétés démocratiques à économie de marché sont en elles-mêmes pacifiques, simplement parce que les ressources dont une société a besoin peuvent être obtenues à travers des échanges, là où la guerre, au contraire, est inefficace, coûteuse et nocive. Schumpeter répond par là aux attaques marxistes-léninistes relatives à la nature intrinsèquement agressive des économies et États capitalistes. En tant qu’économiste attaché au marché, Schumpeter a à cœur de laver le capitalisme des accusations d’impérialisme. En cela, il n’est pas si éloigné des thèses de Francis Fukuyama sur la « fin de l’histoire » formulées à la fin de la Guerre Froide : d’après lui, le consumérisme et la démocratie rendent les États intrinsèquement pacifistes. Ces idées font partie de la tradition libérale, mais pour moi elles ne sont pas très convaincantes, dans la mesure où elles ne rendent pas compte du bilan historique des États libéraux existants.

D’un autre côté, Kant nous aide à comprendre la manière dont se comporte réellement un État libéral. Il affirme que les États libéraux ne sont, de manière générale, pas pacifiques, même s’ils sont aussi réticents à faire la guerre. Leur caractéristique principale est qu’ils devraient être, peuvent être et sont pacifiques entre eux. Il s’agit d’une paix séparée c’est-à-dire propre aux États démocratiques entre eux. Cela ne signifie pas qu’ils ne font pas la guerre. Il peut y avoir de nombreuses guerres s’ils sont entourés d’États non libéraux. Certaines de ces guerres sont défensives ou préventives – si ces États non libéraux les attaquent ou les menacent notamment. Cependant – et c’est tout aussi important –, ces États libéraux sont traversés par des pressions pouvant conduire à la guerre : des guerres commerciales, visant à protéger la propriété privée, et des guerres idéologiques. Il s’agit là d’actes que Kant condamne sur un plan éthique, car il les juge mauvais et imprudents, mais il les comprend comme étant inscrits dans la nature des États qui pratiquent le commerce. Et ce sont-là des logiques effectivement à l’œuvre dans les relations internationales des États libéraux.

Surtout, les États libéraux sont parvenus à établir une paix entre eux, et ce depuis plusieurs siècles. Mais ils ont aussi été très actifs comme impérialistes. La paix existe entre les États-Unis, la Grande Bretagne, le Canada ou la France, mais cela ne les empêche pas de déclarer la guerre à d’autres – d’une manière parfois très imprudente, comme cela a été le cas lorsque les États-Unis sont intervenus en Irak en 2003.

La clef de la version kantienne du libéralisme réside dans cette idée de paix entre les États libéraux – paix qui ne s’étend pas nécessairement aux relations entre États libéraux et États non libéraux. Il s’agit d’une paix séparée, et non d’une pacification générale.

Kant écrit son Projet de paix perpétuelle en 1795. A l’époque, les systèmes qui s’approchent le plus du libéralisme sont les cantons suisses, et le régime initié par la Révolution française de 1789. Kant écrit en réaction à la Révolution, à l’émergence de la souveraineté populaire et à la doctrine des « droits de l’homme ». Comme beaucoup d’autres intellectuels, il considère qu’un développement progressiste est à l’œuvre. Au moment où il écrit, la France traverse pourtant la Terreur, mais il en fait abstraction : pour lui, il s’agit d’une aberration provisoire. On est encore avant la réaction thermidorienne, et avant l’ère napoléonienne. Pour Kant, la France révolutionnaire et républicaine incarne l’espoir d’un gouvernement libre. Il tient compte de la solidarité de ses pairs à l’égard de la France républicaine, et se dit qu’une paix durable entre républiques est possible. L’arrière-plan intellectuel de Kant, lorsqu’il écrit ce texte, est le Contrat social de Rousseau (1762), auquel il cherche à répondre. Rousseau était, lui aussi, conscient de la nécessité d’expliquer comment un contrat social juste, et une république juste, pourraient survivre au milieu d’autres États. Rousseau s’était engagé à rédiger un deuxième volume du Contrat social, qui expliquerait la relation entre la démocratie telle qu’il la concevait, et la paix. Il ne l’a jamais écrit. Il a cependant publié des essais très intéressants sur la Corse et sur la Pologne, et la critique de l’Abbé de Saint-Pierre était une déclaration en ce sens, mais il n’a jamais formulé sa propre réponse à la question de savoir comment une petite république démocratique pouvait garantir sa sécurité et établir la paix sans être écrasée par ses voisins. Kant prend donc connaissance du Contrat social et y voit l’essai de philosophie politique le plus profond qu’il ait jamais lu. Il s’interroge néanmoins : comment obtenir la paix ? Les contrats sociaux et les démocraties de Rousseau présupposent des républiques de petite taille, fortement participatives, et autonomes selon les communautés. Comment ne pas finir écrasées par les États qui les entourent ? Et quelles relations peuvent-elles entretenir les unes avec les autres ?

Kant explique que si nous envisageons les républiques autrement – c’est-à-dire comme de véritables républiques fondées sur la séparation des pouvoirs et sur l’idée de liberté –, nous serons en mesure de résoudre le problème de la paix : ces républiques s’imposeraient en effet d’elles-mêmes des restrictions, et respecteraient l’autonomie des autres États – autonomie reflétant celle des citoyens qui les contrôlent. Ce sont là les bases du Projet de Paix perpétuelle et les trois conditions d’une paix républicaine : les États doivent être républicains, il faut qu’ils signent un traité de paix, et qu’ils créent un ordre cosmopolite qui autorise les contacts de part et d’autres des frontières. Selon lui, un tel monde nous permettrait d’être libres au sein de notre pays, de respecter les droits cosmopolites et d’être en paix avec les autres républiques. Pour lui, Rousseau n’avait fait que la moitié du travail en envisageant une république démocratique ; il n’avait pas résolu le problème de la paix. Kant considérait qu’il pouvait faire les deux.

La Vie des Idées : Quelle différence faites-vous entre un État libéral et un État démocratique ?
M.D. : Ces deux notions – ce que nous appelons les démocraties consolidées et les États libéraux – se recoupent en grande partie. Aujourd’hui, elles sont pour ainsi dire équivalentes, mais cela n’a pas toujours été le cas. Certains États ont pu remplir les critères d’un État libéral sans pour autant être démocratiques. Par exemple, les États-Unis au sortir de la guerre de Sécession pouvaient être considérés comme un État libéral, mais pas comme un État démocratique : les femmes n’y avaient pas le droit de vote. En France, je dirais que l’État était libéral entre 1830 et 1848, entre 1790 et 1793, pendant la Première République, puis après 1870, mais là encore, les femmes n’avaient pas le droit de vote, donc on ne peut pas vraiment parler de démocratie. La réciproque est vraie : un État peut être démocratique sans être libéral. Sur le plan de l’analyse, si on adopte une lecture stricte de la démocratie comme règne de la majorité, alors il y a un risque de la tyrannie de cette dernière. Qu’en est-il d’une démocratie qui se conçoit en des termes racistes, ou qui ne se préoccupe pas de la protection des droits des minorités, ou encore, qui est communiste et totalitaire ? On ne pourrait pas la qualifier de démocratie libérale. Encore une fois, et j’insiste : j’effectue ces distinctions en choisissant délibérément d’être inclusif. Cela me permet d’englober à la fois les États libéraux et les États quasi-libéraux, et de mieux tester certaines propositions théoriques. Le fait que la Suède ne soit plus en guerre contre la Norvège est une bonne nouvelle, mais cela ne nous permet pas de mettre à l’épreuve la thèse libérale dans sa généralité.

La Vie des Idées : Votre dernier ouvrage en date, The Question of Intervention, est consacré à la pensée de John Stuart Mill et à sa doctrine de la non-intervention (1859), dont vous envisagez les implications pour la période d’après 1990. Pourquoi avoir choisi d’entamer ce dialogue avec Mill ?
M.D. : La première raison pour laquelle je me suis tourné vers Mill est que, dans mon premier cours de relations internationales, l’essai de Mill sur la « non-intervention » faisait partie des lectures obligatoires. La plupart des étudiants en relations internationales lisaient – comme je l’ai fait à 18 ans – cet essai de Mill comme un classique sur l’intervention. La deuxième raison est que, lorsque l’on s’intéresse au libéralisme – comme c’est mon cas –, la question de l’intervention est très importante. Elle est même cruciale dans la mesure où l’auto-détermination, c’est-à-dire la capacité d’un individu à décider de son propre destin dans le domaine politique, est au cœur de la légitimité États libéraux. Le dilemme est donc : comment un État peut-il intervenir de manière juste dans les affaires d’un autre État alors même que le fondement de la vie politique et de la légitimité de chacun réside précisément dans l’auto-détermination ? La réponse de Mill est « n’intervenez pas » – d’où le titre, « Quelques mots sur la non-intervention ». Mais d’emblée il pointe de nombreuses exceptions. Cette question est essentielle pour les tenants du libéralisme. Si vous êtes Hobbesien, vous intervenez lorsque c’est dans votre intérêt – si cela accroît votre puissance, votre richesse ou votre prestige. Pour les libéraux, l’intervention est un problème moral et politique.

La troisième raison pour laquelle j’ai décidé d’écrire sur Mill est qu’il a souvent été mal compris. La plupart du temps, son essai est lu comme une condamnation de l’intervention au sein du monde « civilisé », mais comme un blanc-seing pour intervenir au sein des colonies – dans le monde « non civilisé ». C’est l’interprétation néo-coloniale de Mill. Mais il s’agit là d’une lecture simplificatrice. Mill énonce en effet des raisons (qui ne sont pas très convaincantes) pour justifier l’impérialisme et j’en fais d’ailleurs la critique. Mais il défend également l’intervention au sein du monde civilisé si cela permet de libérer un peuple du joug d’une puissance extérieure – comme c’était le cas de la Belgique en 1830 – ou de mettre fin à un massacre ou à une guerre civile – telle que celle qui a eu lieu au Portugal. Et les raisons qu’il évoque pour justifier une telle intervention au sein du monde civilisé ne sont pas sans lien avec les excuses qu’il donne pour intervenir dans le monde colonisé.

La Vie des Idées : Pendant longtemps, l’idée de souveraineté nationale impliquait qu’aucun État ne pouvait s’immiscer dans les affaires intérieures des autres. En 2001, les Nations Unies ont autorisé le Conseil de sécurité de l’ONU à demander une intervention extérieure lorsqu’un un État ne protège pas son peuple – cette nouvelle norme s’appelle la « responsabilité de protéger » (ci-après R2P [2]). En quoi réside la nouveauté de cette doctrine ?
M.D. :
La grande avancée de la responsabilité de protéger (R2P) est qu’elle permettait de résoudre un certain nombre de problèmes. D’une part, une interprétation restrictive de l’article 39 du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies interdit toute intervention dans un pays, à moins qu’elle ne soit destinée à neutraliser une menace « internationale » transfrontalière pesant sur un autre pays. Si on adopte une lecture stricte de la Charte, alors les génocides ne figurent pas au rang des événements qu’une intervention serait autorisée à empêcher. C’est la preuve qu’il manque à l’ONU et à la communauté internationale une doctrine adéquate sur le plan éthique qui permette de savoir quand intervenir. D’autre part, les États sont, dans les faits, très interventionnistes. Ils se considèrent légitimes à intervenir pour défendre leurs intérêts nationaux, répandre la démocratie, protéger les droits de l’homme ou faire cesser des atrocités (sans toujours définir ce qu’est une atrocité). Ces doctrines – la doctrine Blair-Clinton pour le Kosovo, la doctrine Bush pour le Moyen-Orient, ou encore la doctrine Poutine – rendent possibles beaucoup trop d’interventions. L’intérêt de la R2P était de fournir un cadre à l’intervention permettant d’aller au-delà d’une lecture restrictive de l’article 2 et du chapitre 7 de la Charte des Nations Unies (voir l’encadré ci-dessous) limitant le recours à la force au seul cas de légitime défense, qu’elle soit individuelle ou collective.

La charte des Nations Unies et la question de l’intervention.
 Article 2.4 : Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies.
 Article 2.7 : Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte ; toutefois, ce principe ne porte en rien atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au Chapitre VII.

CHAPITRE VII : ACTION EN CAS DE MENACE CONTRE LA PAIX, DE RUPTURE DE LA PAIX ET D’ACTES D’AGRESSION
 Article 39 : Le Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.

Etant donné qu’une lecture stricte de la Charte n’autorise pas à intervenir pour empêcher un génocide – comme celui qui a eu lieu au Rwanda – ou pour mettre fin aux crimes d’atrocités commis en ex-Yougoslavie et au Cambodge, il nous fallait donc un cadre autorisant l’intervention pour mettre fin aux crimes les plus atroces. D’un autre côté, des garde-fous sont nécessaires pour nous protéger des décisions unilatérales à la Blair, Clinton, Bush, Poutine et autres, trop prompts à l’intervention.

La première version de la R2P est apparue juste après le Kosovo. Mais la version de l’époque était trop large et invoquait à peu près n’importe quelle forme de violation des droits de l’homme comme motif d’intervention. Cela a semé la panique, en particulier dans les pays en développement dont les dirigeants craignaient de perdre leur souveraineté. Ensuite, la Commission internationale de l’intervention internationale et de la souveraineté des États (ICIISS) a tenté de répondre à ces préoccupations en améliorant la doctrine afin qu’elle ne concerne plus que les cas de violations extrêmes. Elle a également précisé que les États devaient demander l’autorisation du Conseil de Sécurité de l’ONU. En cas de refus du Conseil de Sécurité, les États pouvaient toujours intervenir de manière unilatérale. En 2001, le document a été présenté publiquement par Gareth Evans (Australie) et Mohamed Sahnoun (Algérie). Kofi Annan voulait organiser une grande réunion publique avec le Conseil de sécurité des Nations Unies et l’Assemblée générale afin d’entamer les discussions et d’obtenir un soutien en faveur de cette nouvelle idée. Kofi Annan m’a notamment demandé – j’étais son conseiller spécial à l’époque – d’examiner les possibilités d’un lancement de la doctrine dans l’une des salles de réunion des Nations Unies. Après consultation du chef de cabinet du président de l’Assemblée générale (Ban Ki Moon à l’époque), nous apprenons qu’aucune salle ne pouvait être libérée. Il s’est en fait avéré que les États du G77 (le groupe des pays en développement à l’ONU) étaient franchement hostile, trouvaient cette nouvelle doctrine inacceptable et y voyaient une menace pour leur souveraineté. Qu’a-t-on fait ensuite ? Evans et Sahnoun ont passé les trois années suivantes à parcourir le monde, à aller dans les capitales, pour défendre la R2P. Ils ont si bien œuvré qu’en 2005, la version reformulée de la « RtoP » proposée par Kofi Annan a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale. Cette nouvelle version de la doctrine s’en tenait aux quatre grands crimes – génocide, nettoyage ethnique, crime de guerre et crime contre l’humanité – et nécessitait l’aval du Conseil de Sécurité. Ces quatre crimes ont été définis par le Statut de Rome (1998) – le traité instituant la Cour pénale internationale. Tel qu’elle a été conçue dans cette version remaniée par Annan, la R2P désigne d’abord la responsabilité qu’ont les États de protéger leur population. Elle désigne ensuite la responsabilité qu’ils ont de demander et de recevoir l’aide de la communauté internationale en cas de manquement à cette obligation de protection. Enfin, si et seulement si l’auteur du crime refuse l’aide ou continue de persécuter sa population, la communauté internationale peut intervenir en passant par le Conseil de Sécurité. Voilà l’essentiel du compromis trouvé par Kofi Annan, et qui a abouti au document final qu’est la résolution unanime de l’Assemblée générale, laquelle fait de la responsabilité de protéger une doctrine de l’ONU. Il ne s’agit pas de droit international stricto sensu, ni d’un traité ni encore d’une révision de la Charte. Mais ce texte autorise en tout cas le Conseil de Sécurité à user de son pouvoir discrétionnaire conféré en vertu de l’article 39 et à intervenir pour mettre fin à ces quatre types d’atrocités, et ce, avec l’appui du reste des membres des Nations Unies.

Cela a été vu comme un grand pas en avant, qui comblait une lacune importante de la Charte des Nations Unies, tout en corrigeant l’interventionnisme excessif qui avaient caractérisé plusieurs États pendant la guerre froide et encore après.

La Vie des Idées : Dans votre livre, vous écrivez : « L’expérience de la Libye et, à présent, de la Syrie sera décisive pour renforcer ou affaiblir la doctrine » [3]. Au vu de la situation actuelle, la doctrine de la responsabilité de protéger a-t-elle été affaiblie ou renforcée ?
M.D. :
À mon sens, il ne fait aucun doute que la doctrine de la responsabilité de protéger a été affaiblie par ces deux cas, et ce de manière significative. On pouvait espérer que la Libye s’impose comme une nouvelle jurisprudence du Conseil de Sécurité, et qu’elle fournisse des indications sur la manière de rendre la doctrine opérationnelle. Cela ne s’est pas passé ainsi. La résolution 1970 (adoptée en février 2011) du Conseil de Sécurité a autorisé les sanctions avec un renvoi devant la Cour pénale internationale afin d’arrêter Kadhafi, qui tuait des centaines de ses concitoyens et menaçait d’aller plus loin. Fait significatif, la résolution 1970 a été adoptée à l’unanimité – même la Chine et la Russie l’ont approuvée. Puis, alors que les forces de Kadhafi déferlaient à travers la Libye en direction de Benghazi, dominant le champ de bataille avec leur artillerie, leurs chars et leur aviation, Kadhafi et ses fils ont proféré des menaces de plus en plus alarmantes.
Depuis Paris et Londres, on avait l’impression que le massacre était imminent. Les États-Unis étaient sceptiques à l’époque : refroidis par les impasses rencontrées en Afghanistan et en Irak, ils ne voulaient pas intervenir. Mais notamment sous la pression d’un groupe constitué au sein du gouvernement américain et surnommé "les Valkyries" parce qu’il était entièrement constitué de femmes – Hillary Clinton (secrétaire d’État), Samantha Power (directrice principale des Affaires multilatérales), Susan Rice (ambassadrice à l’ONU) – Obama s’est laissé convaincre en faveur de l’intervention. Les États-Unis sont alors même allés au-delà du Royaume-Uni et de la France en parrainant la résolution 1973 du Conseil de Sécurité (mars 2011) qui autorisait à « prendre toutes les mesures nécessaires » (ce qui est le « nom de code » aux Nations Unies pour désigner le recours à la force), à condition qu’il n’y ait pas de soldats déployés sur le terrain et que seules les forces aériennes soient utilisées pour protéger les civils. La Russie et la Chine ont accepté de s’abstenir. C’est ainsi que la R2P a été appliquée pour la première fois, en recourant à des moyens militaires.

Malheureusement, l’intervention a outrepassé son mandat en déployant des opérateurs sur le terrain, sous prétexte d’éviter des erreurs lors des bombardements. En fin de compte, les forces aériennes en intervention sont devenues les forces aériennes tactiques des rebelles aboutissant au renversement de Kadhafi et à un changement de régime (le fameux « régime change ») et allant donc bien au-delà de la seule protection des civils. A Washington, Londres et Paris, on défendait l’idée qu’il valait mieux mettre fin au conflit plutôt que de le laisser durer et se transformer en une guerre civile prolongée. Les alliés en étaient venus à croire que ni Kadhafi ni les rebelles ne voulaient négocier. Il s’est avéré qu’une intervention ciblée et sans tache était impossible. L’anarchie en ayant découlé a discrédité la R2P.

L’autre cas qui a affaibli la doctrine est celui de la Syrie, et le fait que les Russes et les Chinois ont refusé et refusent toujours que des pressions soient exercées sur Assad. À l’exception du couloir humanitaire (qui n’a pas été très efficace), les crimes de guerre d’Assad sont restés impunis.

Pourtant, le vocabulaire et le discours de la R2P restent opératoires dans de nombreuses autres zones de conflit, telles que la République centrafricaine et la Somalie, parfois même avec le soutien de la Russie. On parle à présent de « protection des civils », mais c’est la même visée humanitaire qui sous-tend ces actions. Le Brésil a fait des efforts pour « réparer » la R2P avec l’initiative « Responsibility While Protecting » (qu’on pourrait traduire par « protéger avec responsabilité »)qui visait à mettre davantage l’accent sur la prévention, à introduire plus de responsabilité dans le déroulement des opérations et à assurer un réel contrôle multilatéral par l’ONU afin que les opérations ne soient pas détournées par des États individuels.

La Vie des Idées : Récemment, les Nations Unies ont été critiquées pour leur passivité en Syrie, essentiellement liée au blocage du Conseil de sécurité de l’ONU. Est-ce que selon vous seule une intervention sous les auspices de l’ONU serait légitime ? N’est-il pas possible pour une coalition d’États d’entamer une « guerre juste », surtout si l’on tient compte du fait que les Nations Unies peuvent être paralysées par les intérêts nationaux de grandes puissances ?
M.D. :
C’est là une proposition très difficile, à laquelle je m’attelle dans mon livre sur les guerres préventives. Les guerres préventives, par exemple, sont parfaitement légales si elles sont approuvées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies et totalement illégales sans son approbation. Je pense qu’il faut être très clair sur le fait que le Conseil de Sécurité des Nations Unies doit être la première étape, afin d’encourager un effort diplomatique qui permette de mobiliser une coalition d’États membres. Il est donc essentiel que le Conseil de sécurité des Nations Unies dispose d’une nouvelle règle de procédure qui enregistre les votes sur ces questions et qui demande des comptes sur ces derniers. Ces explications peuvent être bonnes ou mauvaises, mais il faut qu’elles rendues de manière transparente. En d’autres termes, il faut être très clair sur le fait que les États doivent avant d’abord passer par là, et qu’une véritable délibération est indispensable. Ensuite, s’ils échouent dans cette première étape – comme cela a été le cas avec la Syrie, où la Chine et la Russie s’opposaient de manière persistante – si une intervention est jugée inévitable pour éviter un massacre, et si les États ont rassemblé une coalition prête à intervenir, alors une intervention peut être considérée comme légitime même sans l’accord du Conseil de Sécurité. Cette possibilité doit rester ouverte. Est-ce légal ? Pas nécessairement. Cela dépend de l’interprétation que vous faites de la Convention des Nations Unies sur le génocide de 1948, par exemple. Mais cela peut être légitime et cela signifie qu’une « guerre juste » en dehors de l’ONU est possible.

Je ne suis pas sûr que la Syrie soit un bon exemple d’intervention légitime, malgré les atrocités qui y sont manifestement commises. D’abord parce qu’il n’y a pas de volonté politique ni de coalition internationale permettant d’assurer une intervention efficace. Mais même si cette volonté existait, le cas syrien reste profondément compliqué. Trente pour cent de la population syrienne soutient toujours Assad parce qu’elle est terrifiée par les extrémistes sunnites de l’opposition. Le cas de la Syrie requiert des pressions concertées pour forcer Assad et les rebelles légitimes à la table des négociations, et non une intervention armée pour renverser le régime d’Assad.

La Vie des Idées : Est-ce qu’en tant que chercheur, vous avez été sollicité pour conseiller l’ONU au sujet de ces situations ?
M.D. :
Je n’ai été impliqué ni dans le cas de la Libye ni dans celui de la Syrie. J’étais conseiller spécial de Kofi Annan à l’époque, et son équipe et lui ont travaillé d’arrache-pied pour ralentir le processus de la guerre en Irak en 2003 en essayant de convaincre le gouvernement américain qu’il serait très difficile de se débarrasser de Saddam Hussein. De manière assez ironique, malgré mon intérêt de longue date pour le maintien de la paix, j’ai été davantage impliqué dans des sujets sur lesquels je n’avais pas nécessairement une grande expertise : le développement, le secteur privé et le Pacte mondial, ou encore les migrations. Être universitaire vous prépare très bien à la préparation des politiques parce que vous savez vous appuyer sur des idées et mobiliser une équipe. Mais cela ne signifie pas qu’on vous sollicite toujours en rapport avec votre expertise.

La Vie des Idées : De manière générale, les classiques de la théorie politique nous permettent-ils de mieux comprendre la politique internationale ?
M. D. :
Je reviens souvent aux théoriciens classiques. D’abord, et c’est la raison la plus évidente, parce que pendant mes études, on exigeait de nous que nous soyons des théoriciens du politique. Pour obtenir un doctorat, il fallait montrer notre maîtrise des classiques de la théorie politique – des Anciens comme des Modernes. La théorie politique faisait partie de notre formation à l’époque – ce qui n’est plus le cas. Mais ce n’est là qu’une raison personnelle. L’autre raison, plus profonde, est que les théoriciens classiques énoncent les problèmes fondamentaux de la politique internationale d’une manière qui échappe à de nombreux auteurs modernes. Par exemple, je suis un grand admirateur de Kenneth Waltz (1924-2013). Mais pour comprendre les questions fondamentales du réalisme, il faut avoir lu Hobbes et Rousseau qui traitent des questions les plus difficiles : quel type d’État peut être considéré comme un acteur unitaire ? Pourquoi faudrait-il le considérer comme légitime ? Revenir aux classiques permet d’aller plus loin dans la réflexion. Les réalistes contemporains ont tendance à négliger les hypothèses de base qui font que leur théorie fonctionne ou non. Et pour aborder des questions encore plus complexes – les origines de la guerre, par exemple – il n’y a pas mieux que Thucydide. Sa grande qualité a notamment été de parvenir à rassembler une grande variété de facteurs et à les faire coexister. Peu d’universitaires modernes y parviennent. Je n’ai pas toujours pris les classiques comme point de départ, mais il est vrai que j’ai souvent essayé de comprendre les questions fondamentales en revenant à leurs travaux. Ce que je fais – et cela agace parfois mes amis en théorie politique – c’est que j’isole certaines de leurs propositions qui peuvent être testées, comme je l’ai fait avec Kant et Mill. Cela ne fait donc pas de moi un anti-positiviste.

par Marieke Louis, le 22 février 2019

Aller plus loin

Cet entretien est la version abrégée et traduite de l’entretien initialement paru dans booksandideas.net en deux parties.

Pour citer cet article :

Marieke Louis, « Michael Doyle : le libéralisme, entre guerre et paix. À quelles conditions une démocratie doit-elle faire la guerre ? », La Vie des idées , 22 février 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Michael-Doyle-le-liberalisme-entre-guerre-et-paix

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1In Joseph Schumpeter, Impérialisme et classes sociales, Flammarion, 1984.

[2On retient fréquemment deux acronymes d’abréviation en anglais : RtoP ou R2P. L’abrévation française la plus fréquente est celle de R2P.

[3“the experience of Libya and now Syria will prove decisive in strengthening or weakening the doctrine”.

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