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Dossier / Réformer les minima sociaux

Réformer les minima sociaux

Pauvreté et solidarité
Entretien avec Serge Paugam


par Nicolas Delalande , le 30 mai 2008


À l’heure où s’amorce une réforme en profondeur des minima sociaux, le sociologue Serge Paugam revient sur l’importance de la notion de solidarité dans la réflexion sociologique, sur l’évolution des représentations sociales de la pauvreté et sur les défis auxquels notre système de protection sociale est confronté. C’est l’occasion d’inscrire l’ambition du Revenu de Solidarité Active – mettre fin à la pauvreté – dans une perspective historique et sociologique de longue durée.

Serge Paugam est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS. Il a publié depuis le début des années 1990 de nombreux ouvrages et articles sur la pauvreté, la précarité et la solidarité, en France et en Europe.

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Bibliographie sélective :

 La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991, nouvelle édition « Quadrige », 2000.

 La société française et ses pauvres. L’expérience du revenu minimum d’insertion, Paris, PUF, 1993, nouvelle édition « Quadrige », 2002.

 Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, PUF, 2000, nouvelle édition « Quadrige » 2007.

 Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, collection « Le Lien social », 2005.

 Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, Paris, PUF, collection « Le Lien social », 2007.

 Le lien social, Paris, PUF, collection « QSJ », 2008.



1. Solidarité, protection et reconnaissance

La Vie des idées [VDI] : Partons de votre réflexion sur l’importance de la notion de solidarité dans la tradition sociologique depuis la naissance de cette discipline, en quelque sorte depuis les travaux de Durkheim. Quelle est pour vous la signification de cette notion et son importance du point de vue de la réflexion du sociologue sur la société depuis la fin du XIXe siècle ?

Serge Paugam : On pourrait dire que la solidarité est une notion essentielle dans l’interrogation sociologique depuis Durkheim, mais aussi depuis les premiers sociologues, en tout cas ceux qui ont eu une réflexion d’ensemble sur la société moderne. Les premiers sociologues distinguaient très clairement les fondements de la société moderne des formes plus traditionnelles des sociétés anciennes, organisées sur une autre forme de solidarité. L’avantage de la perspective durkheimienne est justement de montrer que la solidarité se maintient dans les sociétés modernes, alors même que les individus deviennent de plus en plus autonomes. Ce qui est tout à fait important, c’est que l’individualisme qui se développe repose en réalité sur le fait qu’en dépit de leur plus grande autonomie, les individus sont complémentaires les uns des autres. On a tendance à retenir que les individus sont de plus en plus libres de leurs actes, de leurs mouvements, de leur pensée, ce qui est l’acquis de la modernité, mais ils sont en même temps complémentaires dans le fonctionnement de ce tout social qu’est la société. De là, Durkheim s’interroge sur la façon de redonner pleine conscience aux individus qui composent cette société, qu’ils sont, en dépit de ce qu’on a l’impression qu’ils sont, de plus en plus complémentaires les uns des autres, interdépendants, et qu’il est nécessaire de renforcer ce lien social. En tout cas, de faire en sorte qu’il soit plus visible et plus intégré dans le fonctionnement social. Et de là, on peut penser que la thèse de Durkheim a préparé la doctrine du solidarisme, par exemple, puisque Léon Bourgeois a élaboré son programme solidariste trois années après la soutenance de la thèse de Durkheim.

Le solidarisme

Léon Bourgeois, homme politique radical et président du Conseil en 1895, théorise en 1896 dans son ouvrage La solidarité une nouvelle doctrine sociale qui prend le nom de solidarisme. Bourgeois reconnaît volontiers que les recherches scientifiques de Pasteur sur la contagion microbienne sont à l’origine de ses réflexions sur l’interdépendance entre les hommes et les générations. Riches et pauvres sont selon lui exposés de manière identique aux maux biologiques et sociaux, les souffrances endurées par les uns se répercutant inévitablement sur la vie des autres. « L’individu isolé n’existe pas » répète inlassablement Bourgeois, contre le dogme libéral de l’antériorité de l’individu sur l’organisation sociale, perçue par les libéraux comme une puissance coercitive dont toute avancée se traduirait par l’érosion des libertés individuelles. Bien au contraire, Bourgeois et les solidaristes affirment que l’individu naît en société et ne s’épanouit qu’à travers des ressources intellectuelles et matérielles que celle-ci met à sa disposition. Interdépendants et solidaires, les hommes sont porteurs d’une dette les uns envers les autres, ainsi qu’envers les générations qui les ont précédés et envers celles qui leur succèderont. Reposant sur une redéfinition des rapports entre l’individu, la société et l’État, le solidarisme servit de support philosophique et moral au système de protection sociale ébauché sous la IIIe République, dont la Sécurité sociale, établie en 1945, fut l’héritière.

À lire sur www.laviedesidees.fr :

 « Aux sources de la solidarité », par Nicolas Duvoux.

 « Le solidarisme, un socialisme libéral ? », par Nicolas Delalande.

 « Pour une solidarité critique », par Philippe Chanial et Sylvain Dzimira.

VDI : Ces théories de la solidarité ont été, d’une certaine façon, à l’origine d’une réflexion sur la mise en place de dispositifs qui aident à la production de la cohésion sociale. Vous établissez donc un lien entre la pensée de Durkheim, sa traduction intellectuelle et politique dans le solidarisme, et ce qui va se passer au XXe siècle avec la mise en place de l’Etat-Providence.

Serge Paugam : Oui, parce que la mise en place d’un système de protection généralisée qui découle de la doctrine du solidarisme a conduit les individus à pouvoir compter davantage sur un système généralisé de protection et d’assurance sociale, l’Etat-Providence, qui leur permet d’acquérir plus d’autonomie par rapport à leurs attaches traditionnelles, par rapport à la famille, par rapport aux cercles plus étroits, par rapport aux communautés plus restreintes. Les individus vont pouvoir, au moins en partie, s’affranchir de ce qui faisait leurs attaches, de ce qu’ils étaient en quelque sorte comme membres intégrés dans des petites communautés. Cela a conduit tout au long du XXe siècle à penser autrement la relation entre l’individu et la société.

VDI : Vous insistez dans votre réflexion sur la solidarité et le lien social sur la double dimension des dispositifs mis en place, qui visent à la fois la protection des individus et la reconnaissance ; et vous placez ces deux concepts comme centraux dans l’effort collectif de solidarité vis-à-vis des individus. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces deux notions ?

Serge Paugam : Pour définir le lien social, on peut effectivement prendre en compte ce fondement essentiel qu’est la protection, c’est-à-dire le fait de pouvoir se dire « je peux compter sur qui ? ». Tout individu se pose cette question. « Je peux compter sur un système de protection sociale généralisé mais si celui-ci s’écroule, je peux compter sur qui ? Sur mes proches, certes, sur ma famille, sur mes collègues de travail etc. » Mais ce n’est pas la seule dimension du lien social : l’autre dimension, tout aussi fondamentale, est de savoir « est-ce que je compte pour quelqu’un ? », c’est-à-dire « comment je construis mon identité de façon à ce que l’on puisse me donner une certaine valeur dans la société, sur laquelle je peux aussi compter, pour me définir socialement, comme un individu membre de cet ensemble social ».

C’est là que se pose la question de l’utilité, que Durkheim se posait d’ailleurs aussi. L’individu doit prendre conscience qu’il est un élément d’un organe plus général. Tout le processus conduit finalement à donner à l’individu le sentiment qu’il est reconnu par autrui, c’est-à-dire par le regard que portent les autres sur lui. Il s’agit d’une quête infinie en quelque sorte, que nous sommes tous, en tant qu’êtres humains, conduits à pratiquer au quotidien. Nous sommes obligés de penser toujours à notre relation à autrui, c’est-à-dire à la façon dont nous pouvons être utiles dans notre relation avec les autres membres de la société.

2. « Le solidarisme n’est plus présent dans les esprits » :

les représentations sociales de la pauvreté

VDI : Cela conduit à s’interroger sur les formes de la pauvreté contemporaine, puisque vous montrez dans vos travaux que la pauvreté résulte évidemment du dénuement et de la précarité, mais qu’elle s’exprime aussi par une très grande souffrance liée au sentiment de l’inutilité sociale. La souffrance, l’absence de reconnaissance et le mépris social sont des dimensions importantes du sentiment de la pauvreté.

Serge Paugam : Dans le processus de disqualification sociale que j’ai décrit et analysé dans mes travaux, on peut effectivement souligner la double dimension de la perte d’un certain nombre de protections et d’une certaine insécurité sociale, du fait de ne plus avoir un emploi stable par exemple, du fait d’avoir rompu avec un certain nombre des membres de se famille, et de ne plus pouvoir compter sur une protection sociale universelle. Mais cela n’est pas tout. En même temps, une personne en situation de pauvreté voit sa position menacée dans la société en général. Le statut qui la caractérise est un statut qui correspond finalement à la dernière strate de la société. La personne pauvre est désignée socialement comme appartenant à un ensemble social que d’aucuns considèrent comme extrêmement dévalorisant, et peut-être même que certains caractériseraient comme étant le produit d’une certaine incompétence, d’une irresponsabilité sociale, parfois même de la paresse. C’est cette double dimension, celle liée au fait de manquer d’appui et d’être vulnérable du point de vue de la protection que l’on peut avoir, mais aussi d’être sous un regard méprisant mettant en relief son inutilité, qui caractérise le processus de disqualification sociale.

VDI : Vous avez commencé vos travaux à la fin des années 1980. Avez-vous observé depuis cette époque une évolution des expériences de la pauvreté et de la représentation de la pauvreté dans la société ?

Serge Paugam : C’est une question importante parce que je crois qu’aujourd’hui le regard que porte la société française sur ses pauvres n’est plus du tout le même que celui que je pouvais prendre en compte quand j’étudiais la mise en place du Revenu minimum d’insertion il y a une vingtaine d’années. Il y a là je trouve une évolution considérable au niveau du regard. Au moment du vote de la loi sur le RMI [Revenu Minimum d’Insertion, voté en 1988, NdR], l’idée partagée était que la société française avait une dette à l’égard des plus défavorisés ; c’était la dette de la nation à l’égard des plus pauvres. Dans l’idée de dette, on retrouvait l’idée qu’il y avait des injustices flagrantes, et qu’il fallait les corriger. Parce qu’on n’avait pas réussi à permettre la mise en place d’un système universel de protection sociale, il fallait bien qu’on invente quelque chose qui serait de l’ordre de la solidarité nationale pour venir en aide à toutes les personnes qui se retrouvaient, du fait du chômage de longue durée, dans des situations d’extrême pauvreté. C’était là l’idée majeure, et la grande ambition du RMI.

Aujourd’hui, on a le sentiment que cette explication de la pauvreté par l’injustice a considérablement régressé dans notre pays, au profit d’une autre explication qui serait l’explication par le fait de ne pas être suffisamment courageux, de ne pas être suffisamment responsable de soi, de ne pas être suffisamment mobilisé dans la recherche d’emploi. En quelque sorte, il y aurait l’idée que les pauvres ne seraient plus les victimes du système mais seraient en quelque sorte des victimes d’elles-mêmes, c’est-à-dire de leur propre incompétence et de leur propre irresponsabilité. Ce n’est pas spécifique à la France, on le voit dans toutes les enquêtes européennes portant sur la perception de la pauvreté et de l’exclusion en Europe. On a pu constater une progression de l’explication de la pauvreté par la paresse.

VDI : On pourrait dire que l’on en revient à des explications qui avaient cours au XIXe siècle, puisque avant le regard solidariste prévalait la vision libérale qui avait tendance à moraliser et à culpabiliser le pauvre comme étant responsable de son propre sort. Assiste-t-on au retour de ce type de visions ?

Serge Paugam : Oui, on aurait presque l’impression que le solidarisme n’est plus présent dans les esprits. C’est un peu excessif de dire cela parce que les Français attachent en même temps de l’importance à leur système de protection sociale. Mais c’est comme si, à l’égard des plus défavorisés, on pouvait très bien se passer de ce système-là, comme s’il fallait en tout cas inventer quelque chose de plus efficace pour éviter que les personnes les plus défavorisées en « profitent ». Parce que derrière, il y a bien l’idée qu’il y a des « profiteurs ». Pendant la campagne présidentielle, il y a eu tout un courant dans la presse qui consistait à mettre en évidence les profiteurs de l’assistance. Il y a eu des reportages, y compris à la télévision, sur cette question. Alors que si l’on regarde bien les choses, on s’aperçoit que les personnes qui sont au RMI sont dans un processus qui les a conduites à avoir de moins en moins confiance en elles-mêmes, à avoir de moins en moins de capacité à rechercher un emploi, parce que leur santé s’est dégradée aussi au fil du temps. Il y a une détresse psychologique qu’il faut prendre en compte dans le processus du chômage de longue durée et dans la relation d’assistance. On a tendance à oublier tout cela et à dire que si les pauvres ne font pas suffisamment d’efforts, du moins on sous-entend qu’ils n’en font plus, c’est tout simplement parce qu’ils adoptent des comportements stratégiques, c’est-à-dire qu’ils profitent du système. Cela conduit me semble-t-il à une vision qui n’est pas juste du processus de disqualification sociale, parce que l’attitude des personnes pauvres, qui est une attitude que l’on peut comprendre sociologiquement, est toujours perçue sous un angle qui est tout à fait simplifié et qui occulte le processus même de création de l’exclusion.

3. L’État providence en question

VDI : Ces discours sur l’évolution des visions que l’on peut avoir de la pauvreté ou des bénéficiaires du RMI accompagnent les critiques du modèle d’Etat-Providence en France depuis une vingtaine d’années. Pouvez-vous nous rappeler quelles sont les caractéristiques du modèle d’Etat-Providence français et comment il se distingue d’autres expériences étrangères ?

Serge Paugam : Présenter le système de protection sociale est assez long car il faut d’abord présenter le pilier de l’assurance, puis celui de l’assistance. Pendant de nombreuses années, notamment pendant les Trente Glorieuses, on a pensé que l’on pouvait peu à peu réduire le pilier de l’assistance. C’était d’ailleurs le plan des fondateurs du système de protection sociale de faire en sorte que le pilier de l’assistance soit le plus résiduel possible. Aucun système n’a complètement éliminé l’assistance, mais l’idée était d’avoir le système le plus universel, fondé sur des assurances sociales les plus larges possibles. Or on constate au contraire depuis un quart de siècle une augmentation du pilier de l’assistance et le développement de mesures dans le cadre de l’action sociale qui sont extrêmement catégorielles. On définit des publics cibles, et en fonction d’une logique de statut, on hiérarchise ces publics, on crée en quelque sorte des catégories que l’on considère pour certaines plus légitimes que d’autres au regard de la redistribution. On a donc un ensemble extrêmement catégoriel de mesures pour venir en aide aux plus défavorisés. Cela est vrai dans le domaine de l’action sociale, mais on peut l’étendre à la question du logement, à la question de l’emploi, à la question de la santé. Il y a aujourd’hui une multiplicité de dispositifs qui sont effectivement un peu complexes quand on les prend les uns après les autres, et il manque sûrement une vision globale de traitement de la pauvreté.

C’est la raison pour laquelle je regarde comment on pense à l’étranger l’ensemble du traitement de la pauvreté. Quand je regarde en particulier le fonctionnement des pays scandinaves, je remarque qu’un certain nombre de mesures que l’on prend chez nous pour lutter contre la pauvreté ne sont pas prises en compte dans ces pays, parce que le système de protection sociale y est davantage fondé sur une redistribution plus importante à partir du premier pilier, celui de l’assurance et de la protection sociale la plus universelle possible. Ces pays font en sorte d’intervenir en amont de la pauvreté pour qu’il y ait le moins possible de personnes à prendre en charge au titre de l’assistance. En France, on a peu à peu privilégié l’intervention au titre de la solidarité, en direction des pauvres assistés qui sont effectivement nombreux si on prend en compte l’ensemble des minima sociaux.

VDI : On a en effet beaucoup parlé récemment du modèle danois, qui est loué à la fois pour son caractère universaliste et pour ses performances économiques et sociales. Pensez-vous que ce modèle offre des éléments qui peuvent être transférés et servir d’inspiration dans les réformes en cours en France, ou bien l’expérience danoise est-elle à ce point singulière qu’il serait tout à fait vain de songer à s’en inspirer ?

Serge Paugam : Je pense que l’on peut de toute façon s’en inspirer, mais de là à dire que ce modèle serait transférable, c’est probablement faux. On peut s’en inspirer, en tout cas se dire que si l’on veut véritablement lutter contre la pauvreté, il faut penser en terme de politiques globales, de politiques de prévention, dans le domaine de la santé par exemple, ou dans le domaine du logement. Pensez à l’exemple de l’allocation logement : les jeunes danois peuvent accéder à l’allocation logement dès qu’ils deviennent majeurs et peuvent donc prendre davantage de distance par rapport à leur famille, et faire des études dans de meilleures conditions. Le fait d’avoir une protection sociale universelle et un système éducatif et de formation de grande qualité conduit finalement à gérer en amont les questions que nous traitons en France de façon curative, à partir du constat qu’il y a de nombreuses personnes qui sont éloignées du marché de l’emploi, sans véritable formation, sans véritable qualification reconnue pour trouver un emploi, tout en cumulant des problèmes de logement et des problèmes de santé.

Je pense que l’on peut avoir en tête que ce modèle-là produit un certain nombre de signes de bien-être pour la société dans son ensemble, et cela peut être un horizon qu’il ne faut pas oublier. C’est la raison pour laquelle je trouve aussi que mettre en place un système comme le RSA [Revenu de Solidarité Active, NdR] est un choix que l’on doit interpréter au regard du fonctionnement social d’ensemble. Réduire la solidarité à la mise en place d’un tel dispositif me semble restrictif. Je trouve qu’on aurait très bien pu avoir un programme plus ambitieux de lutte contre la pauvreté.

4. Le RSA, un outil efficace de lutte contre la pauvreté ?

VDI : Le Revenu de Solidarité Active est devenu l’objet principal d’attention depuis 2007 dans le combat contre la pauvreté. Il est parfois présenté comme l’outil qui permettrait de mettre fin à la pauvreté. Qu’est-ce que le RSA change dans le système de protection sociale, quel élément nouveau de philosophie sociale introduit-il et, d’après vous, est-ce un outil qui aura une efficacité réelle dans la lutte contre la pauvreté ?

Serge Paugam : Tout d’abord, je crois qu’il est vraiment important d’avoir à l’esprit que le fait d’être pauvre dans une société, c’est d’être reconnu par la société en situation de pauvreté. Il est illusoire de dire que c’est par un système de Revenu de Solidarité Active ou un autre système de ce type que l’on va réduire et éliminer la pauvreté dans notre pays. En fait, la question est de savoir comment on va pouvoir faire progresser une population par un système de cumul des revenus d’activité et d’un revenu minimum. Cela revient en quelque sorte à déplacer le curseur pour une tranche de la population.

Cela soulève d’autres questions. On peut se demander si cela ne va pas créer d’autres difficultés spécifiques. On peut s’interroger notamment sur le fait que, alors qu’il y avait une catégorie, le RMI, qui était considérée comme la dernière strate de la société, on va créer une catégorie un peu plus haute dans la hiérarchie sociale, une sorte de strate un peu plus digne du RMI, c’est-à-dire ceux qui font l’effort de travailler, et les autres qui seraient en dessous, qui seraient bénéficiaires de la « solidarité passive » en quelque sorte. Cela pose encore une fois la question de la hiérarchie sociale que l’on est en train d’inventer à travers un tel dispositif. Quid de ceux qui bénéficieront moins de l’attention qui leur était portée dans le cadre du RMI à travers les dispositifs d’insertion qui s’adressaient à tous ? Continue-t-on à faire de l’insertion pour les autres sous d’autres formes ? Ce sont des questions que l’on est en droit de se poser aujourd’hui.

En même temps, il y a aussi cette question du frottement des allocataires qui vont cumuler activité et revenu avec le système du marché de l’emploi qui se développe et qui est un système du marché de l’emploi très précaire. Cela ne va-t-il pas contribuer dans une certaine mesure à précariser encore davantage toute une frange de salariés qui se trouvaient justement sur un marché de l’emploi offrant finalement des petits revenus ? Est-ce que cela ne va pas les maintenir dans un précariat, dans un piège qui est celui d’être toujours en situation de précarité ? Même si c’est un peu mieux que le RMI, cela reste dans une zone globale de précarité, et qui peut peut-être même être davantage institutionnalisée, comme allant de soi. Donc tout cela pose des problèmes qui, vous le voyez, sont aussi des problèmes d’ordre éthique.

VDI : La notion d’incitation, qui est au cœur du RSA, vous paraît-elle suffisante pour rendre compte du maintien de populations nombreuses hors du travail ? L’idée selon laquelle des individus n’auraient pas d’intérêt à prendre un emploi correspond-elle véritablement aux problèmes qui se posent concrètement aux personnes sur lesquelles vous avez enquêté ?

Serge Paugam : La question à mon sens devrait être posée autrement. On voit beaucoup de chômeurs qui sont découragés, à qui on ne reconnaît plus la possibilité de travailler, que l’on juge inutiles. La question est de savoir comment l’on peut faire pour que ces chômeurs reprennent confiance en eux-mêmes. Cela peut se faire tout aussi bien par un programme très actif de formation et d’accompagnement dans l’emploi, comme cela se fait dans les pays scandinaves. Au Danemark, il existe un système très soutenu d’accompagnement vers l’emploi, avec une volonté de lutter contre les formes dégradées de l’emploi. Les bad jobs, les emplois que personne ne veut, on les combat, et il y a un autre avenir pour les pauvres que de rentrer dans ces emplois dévalorisants. Les Danois font en sorte de préparer davantage l’ensemble de la main d’œuvre, y compris ces chômeurs de longue durée, qui sont par ailleurs en nombre beaucoup plus limité dans les pays scandinaves du fait du système de protection sociale générale. Je crois que c’est ça la solution.

Donc plutôt que de dire que l’on va faire en sorte que ceux qui veulent travailler puissent travailler davantage parce qu’on va les aider, je crois que la question est plutôt de savoir comment faire en sorte de faire progresser l’ensemble, d’offrir des opportunités d’ensemble. Je crois qu’on a évacué un peu trop vite les dispositifs d’insertion qui ont déjà été évalués au cours des vingt dernières années dans le cadre du RMI. On a tendance à dire que globalement, ça ne marche pas. Il faut peut-être dire qu’il y a des choses qui ont bien fonctionné pendant toute cette période et peut-être aussi qu’on pourrait s’en inspirer davantage pour mieux réussir ces dispositifs d’insertion. Il ne s’agit pas de dire qu’aucune réforme n’est possible, il s’agit peut-être de dire qu’une autre réforme est possible que celle du RSA.

Propos recueillis par Nicolas Delalande, avec la collaboration de Florence Brigant.


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Pauvreté et solidarité : entretien avec S. Paugam

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par Nicolas Delalande, le 30 mai 2008

Pour citer cet article :

Nicolas Delalande, « Pauvreté et solidarité. Entretien avec Serge Paugam », La Vie des idées , 30 mai 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pauvrete-et-solidarite

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