Petit abécédaire des mots qui nous assaillent en temps de pandémie

À 91 ans, le lexicographe Alain Rey travaille sur les termes réinventés ou inventés qui scandent notre quotidien à l'heure du coronavirus. Savant !

Propos recueillis par

Le linguiste Alain Rey à Paris, le 9 mars 2018 (photo d'illustration).
Le linguiste Alain Rey à Paris, le 9 mars 2018 (photo d'illustration). © Patrick Fouque / Photo12 via AFP

Temps de lecture : 8 min

Alain Rey, 91 ans, est certes fatigué, avoue-t-il, mais extraordinairement présent au téléphone de sa voix éternellement jeune, lorsque nous avons sollicité son inégalable savoir de lexicographe pour éclairer ces mots qui disent nos maux. « Ces mots qui nous sont tombés sur la tête, vous voulez dire ? » plaisante-t-il, avant de dire que, oui, un mot comme confinement, répété chaque jour tant de fois par jour, a évolué pour répondre à un besoin social. Et que déconfinement, lui, a été tout simplement inventé.

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L'auteur de Littré, l'humaniste et les mots (Gallimard) a longtemps fréquenté son aîné lexicographe et rappelle qu'Émile Littré fut aussi le traducteur d'Hippocrate et un officier de santé au début du XIXe siècle. Très spécialisé en médecine, il a étudié de très près le vocabulaire des épidémies. À son tour, Alain Rey est plongé dans la cinquantaine de mots nés de notre sombre actualité, pour la réédition, la septième depuis 1992 de son indispensable Dictionnaire historique de la langue française, disponible en poche… Il nous livre un petit abécédaire commenté en temps de coronavirus.

Confinement

« C'est un latinisme. Le mot apparaît au XVe siècle, mais il est alors employé pour désigner l'enfermement pénal. Il découle du mot "confins", venu de confinium, "cum" "finis" désignant une partie de terre située à l'extrémité et, par extension, prend le sens figuré de "point extrême". Ce qui "confinait", coincé dans les confins, s'ouvre alors sur autre chose, passant du négatif au positif. Confinement au Moyen Âge français contenait l'idée de punition, de prison. Il perd aujourd'hui cette dimension connotée de privation de libertés. Dans les romans du XVIIe ou XVIIIe, il s'emploie pour parler de la vie monastique, par exemple (La Religieuse de Diderot). C'est avec le coronavirus que ce mot assez rare devient mot courant. On n'est plus empêché de bouger pour des raisons punitives, mais pour éviter les contagions, c'est une mesure prophylactique, le mot devient une nécessité sociale. Dans les langues latines, on retrouve la même racine, alors que l'anglais a choisi lockdown.

Le français, dans ce contexte, a donné un signe de sa vitalité en créant le néologisme de déconfinement. Par le besoin d'évoquer la fin des mesures, le Premier ministre l'a employé pour la première fois le 1er avril dernier. Mot inventé, mais bien formé, avec le "de" qui exprime la suppression par rapport au radical. »

LIRE AUSSI. Les drôles d'expressions d'Alain Rey

Coronavirus ou Covid-19

« Ces deux noms sont assez différents puisque, dans coronavirus, il s'agit de l'agent pathogène lui-même, alors que, quand on parle du Covid-19, il s'agit de la maladie, avec le d de disease. On a pris le sigle anglo-saxon pour son aspect universel puisque les institutions internationales sont très tentées, comme nous le savons, par la langue anglaise.

Reste que personne ne fait la distinction entre les deux mots, et c'est caractéristique : dès que des connaissances scientifiques sont exprimées par un vocabulaire, celui-ci est employé généralement à tort. Pour pouvoir parler de coronavirus, il faut avoir établi une famille de virus dont ici la forme générale est une couronne (corona en latin), et cette connaissance n'est pas même scientifique, elle désigne une apparence sans rien dire de sa transmission. Ce nom n'indique que des éléments superficiels.

La répétition d'un mot comme coronavirus, devenu indispensable, provoque un effet de saturation qui peut être négatif, avec un côté obsessionnel potentiellement angoissant, d'autant qu'il s'agit de contagion, et même s'il ne veut rien dire en lui-même scientifiquement. C'est un peu comme ces expressions qui reviennent tout le temps dans la langue française jusqu'à ne plus vouloir rien signifier. Cela devient du bruit, tout en mobilisant une quantité de connotations, de sens seconds, qui évoquent des situations, qui, dans la nôtre, bouleversent la planète. »

Crise

« On est là dans l'utilisation d'un vocabulaire antérieur que l'on peut employer parce que crise veut tout dire… C'est un mot grec (krisis, moment du jugement) qui signifie quelque chose de dangereux et indique le stade extrême de la tragédie. C'est tellement général que son application ne me paraît pas très correcte. Elle démontre une intention ; on fait entrer dans le concept quelque chose dont il est question tout le temps : l'économie, et non la santé. »

Distanciation

« L'expression ne me paraît pas très bien choisie. On crée un espace infranchissable entre l'objet en question et soi, et ça fait partie des éléments qui sont contraires au principe même du contrat social. Distancier, c'est séparer, c'est admettre qu'il y a une autre nature, et qu'il faut écarter ce qui risque d'être dangereux, distancier veut dire séparer. Mise à distance aurait été préférable, pour souligner les effets dans l'espace. »

Malade

«  Si on en parle à un médecin, il vous répondra que l'on ne peut jamais définir la maladie. C'est un état qui risquerait de conduire à la mort, mais ce n'est pas toujours vrai… Un état désagréable, c'est sûr ! Il y a d'autres mots qui manifestent des situations individuelles, les savants ont leur vocabulaire, mais celui de fatigue me paraît fondamental pour le malade. En tout cas, ce virus a rendu malade la civilisation tout entière. Il lui rappelle que la vie est un phénomène extrêmement complexe qui s'entretient de lui-même et, de toute façon, la vie contient la mort, ce dont on est en train de s'apercevoir comme on s'en aperçoit à chaque épidémie. Et ce n'est pas la première. "C'est la vie", dit la langue populaire qui dit souvent des vérités, car, lorsqu'on emploie cette expression, c'est pour dire que ça ne va pas très bien… »

Masque

« C'est un mot assez essentiel, et très ambigu car il est à la fois un dispositif qui cache le visage et qui procure un autre visage. Ce mot a eu des quantités d'utilisations très spécifiques que l'on perçoit notamment dans les civilisations africaines ,où le mot recouvre des réalités très différentes. C'est un mot à double fond, chaque civilisation lui apporte des références nouvelles et modulées par centres d'intérêt sociaux. Le nom latin classique de masque est larva, larve d'où vient cette phrase que j'aime beaucoup à propos des gens qui agissent secrètement : "larvatus prodeo", soit "j'avance masqué". Comme le font tous les agents pathogènes des grandes épidémies, la cause de la maladie, et c'est le cas dans toutes les découvertes, est toujours masquée. Ce mot aux échos multiples reflète aussi la situation objective des relations difficiles entre la politique des Chinois et celle de l'Europe occidentale. On voit à quel point le mot est ambigu, on ne sait si les masques sont, oui ou non, requis, lesquels sont efficaces. La politique vis-à-vis des masques a révélé les insuffisances criantes de l'industrie dans ce domaine. La politique des Chinois étant critiquable sur un autre plan… »

Pandémie

« C'est un mot rare, qui date de la moitié du XVIIIe et qui désigne un type de contagion dont les dégâts ne sont pas limités à un peuple. Qui va au-delà de l'épidémie ( d'épi (qui couvre) en grec et démos, le peuple). Une contagion sans limites, qui atteint l'universel. Cela dit, "pandemia" signifiait, en grec "le peuple tout entier". »

Pic

« En usage dans les parlers du sud de l'Europe, ce mot désignait en ancien provençal la cime aiguë d'une montagne. C'est devenu un mot très courant en statistiques. On cherche le moment d'infléchissement de la courbe, présenté par un sommet aigu qui suppose une descente immédiate, et ces temps-ci, les gens sont un peu démunis parce que lorsqu'on nous annonce qu'on va arriver au pic, il s'agit d'un plateau ! Il faudrait pourtant bien savoir, car, entre plateau et pic, il y a quand même des différences… »

Soignant

« Jusqu'ici très peu employé (à l'instar du mot "aidant"), ce n'est pas un néologisme, mais un mot bien commode car suffisamment général pour effacer les hiérarchies entre infirmiers et grands professeurs de médecine… »

Test

« Un anglicisme scientifique, puisque le verbe tester vient de l'anglais. Le bon mot en français serait éprouver : faire en sorte par une expérience, une manipulation, qu'une qualité se manifeste. Mais il y a tellement de mots scientifiques qui ont débarqué en français au XIXe siècle, comme une revanche des Anglais qui ont vu débarquer tant de mots français, entre les XIIIe et XVe siècles, grâce aux barons normands ! Il faut lire les romans de Walter Scott où les gens de pouvoir, riches, parlaient le normand de France. Chaque fois que l'on me parle de la catastrophe du français "pollué" par l'anglais, ce qui est non moins exact est que l'anglais lui-même a été "pollué" par le français ! On ne peut faire l'histoire de la langue française sans celle de la langue anglaise tant leurs rapports sont étroits. Et, si, aujourd'hui, l'anglais s'est installé comme langue internationale, il joue non pas le rôle du latin classique de Cicéron, mais celui du latin médiéval qui était la langue commune de l'Europe occidentale. »

Vaccin

« Le mot vient de la vaccine (du latin classique, vaccina : de vache), maladie des bovins due à un virus proche de la variole, et dont on s'est aperçu qu'à l'injecter dans certains individus, dont les vaches, on obtenait une immunité. C'est probablement la première description de l'immunologie qui s'est développée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Le vaccin a d'abord désigné le virus de la vaccine, puis toute substance à inoculer pour immuniser. Au début XIXe, le vaccin va se généraliser avec Pasteur et Koch, l'homme du bacille de la tuberculose, Yersin avec la peste.

À lire d'Alain Rey :

Littré, l'humaniste et les mots (Gallimard)

Dictionnaire historique de la langue française, origines et histoire des mots, éditions de poche en un coffret de trois volumes, Le Robert.

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Commentaires (8)

  • Christian71

    De temps en temps le Point nous offre de bons articles qui évitent les commentaires désastreux

  • La carotte

    Un adverbe, désormais, n n'a jamais ete autant utilisé depuis quelques semaines. Signifie, "à l'avenir... "

  • Pasidouqueça

    Qui m’est très agréable à lire et surtout à écouter.